LIVRE I

MAI 2008

Population mondiale : 7,25 milliards d’habitants

1

Le concept, le projet et jusqu’au terme d’« Île Un » dérivent des recherches menées dans les années 1970 par le professeur Gérard O’Neill à l’ancienne université Princeton. À l’origine, il envisageait Île Un comme une colonie spatiale installée sur une orbite lunaire que l’on monterait dans le vide en se servant de matériaux recueillis sur le satellite. Sa capacité prévue était de dix mille résidents permanents. C’était gigantesque selon les critères de l’époque et les gens en eurent le souffle coupé. Pourtant, l’Île Un du projet O’Neill n’était pas plus colossale que l’un des supertankers qui sillonnaient l’océan en un temps où le pétrole devait être transporté d’un bout du monde à l’autre.

Tel était le rêve d’O’Neill, et que de sarcasmes ne suscita-t-il pas ! Mais les gros consortiums, eux, n’en rirent pas. Et, à l’aube du troisième millénaire, quand ils prirent finalement la décision d’édifier une colonie spatiale, le rêve d’O’Neill parut bien étriqué à côté de la réalité.

 

Cyrus S. Cobb,
enregistrements en vue d’une
autobiographie officieuse.

 

— Pas si vite ! Je suis une fille des villes, moi ! s’exclama-t-elle.

David Adams s’arrêta et se retourna. La pente herbeuse qu’ils escaladaient n’était pourtant pas tellement raide. Il y avait un peu partout des érables au tronc mince et des bouleaux auxquels on pouvait s’accrocher pour s’aider. Mais Evelyn était à bout de souffle et elle commençait à en avoir assez. Il fait du cinéma, songea-t-elle. Le jeune mâle viril et musclé dans le jardin d’Éden !

David, le visage fendu d’un large sourire, lui tendit la main.

— Vous avez dit que vous vouliez visiter la colonie d’un bout à l’autre.

— C’est vrai, répondit Evelyn en haletant, mais je n’ai pas envie d’attraper une crise cardiaque en prime.

Il la saisit fermement par le poignet et la prit en remorque.

— Quand on sera un peu plus haut, ce sera plus facile. La gravité sera moins forte. Et la vue mérite quelques efforts.

Elle opina mais bougonna dans son for intérieur : Il sait qu’il est beau. Un corps d’athlète, une musculature en béton… C’est pour cela qu’ils l’ont choisi comme guide, il n’y a aucun doute. À sa vue, toutes les hormones féminines explosent !

David lui rappelait les playboys hawaiiens qui, depuis quelque temps, envahissaient les plages anglaises : le même corps puissant et élancé, le même visage séduisant à l’ossature accusée, le même sourire éclatant. Il était vêtu – et, cela, Evelyn ne s’y était pas attendue – pour affronter le grand air : un short grossier, une chemisette aux plis lâches à col ouvert qui révélait son thorax musclé, des chaussures de randonnée en cuir. Le tailleur jupe courte d’Evelyn était parfaitement à sa place dans un bureau, un restaurant ou dans n’importe quel endroit civilisé mais, ici, il paraissait on ne peut plus incongru. Elle avait déjà ôté sa veste qu’elle avait fourrée dans le sac qui se balançait à son épaule mais, néanmoins, elle crevait de chaud et suait comme une bête.

N’empêche que son sourire est fascinant ! Mais il y avait aussi autre chose chez lui… quelque chose de… de différent. Est-il possible que ce soit lui ? Est-il possible que je sois déjà tombée dessus ? Si c’est bien lui et qu’on l’a chargé de me faire faire la visite du propriétaire, ce serait une curieuse coïncidence ! Mais une petite voix murmurait dans la tête de la jeune fille : Les coïncidences, ça n’existe pas. Méfie-toi !

Ces yeux bleus, ces cheveux couleur des blés ! Quelle drôle de combinaison avec cette peau légèrement olivâtre. Est-ce un gène méditerranéen ? Est-ce qu’ils peuvent aussi déterminer la teinte de l’épiderme ? Pourtant, il a quelque chose de… On dirait un peu une vedette de cinéma. Il est trop parfait. Pas la moindre anomalie. Pas de défauts, pas de cicatrices. Même ses dents sont blanches et régulières.

— Faites attention !

David glissa un bras autour de la taille d’Evelyn pour l’aider à franchir un minuscule ruisseau bouillonnant qui traversait le sentier.

— Merci, murmura-t-elle en se dégageant. Il sait qu’il est une belle image. Ne te laisse pas posséder par ce visage d’archange, ma petite vieille.

Ils continuèrent de grimper en silence au milieu de chênes et d’épicéas alignés au cordeau et régulièrement espacés. Et ses dents ! Ce n’est pas vrai ! C’est une girl-scout en fleur qu’ils auraient dû charger de ce travail, pas une journaliste.

David l’observait : Pourquoi Cobb m’a-t-il choisi pour lui faire faire la visite ? se demandait-il. Tient-il en si piètre estime mon travail pour m’avoir mis sur la touche et m’avoir chargé de jouer les boy-scouts avec elle ?

Il fallait qu’il se contrôle pour que son expression ne trahisse pas sa mauvaise humeur. La visiteuse avait toutes les peines du monde à le suivre avec ses chaussures à bouts découpés. Pris d’une impulsion subite, il déclencha d’un coup de langue le communicateur inséré dans sa dernière molaire et murmura d’une voix si basse que personne ne pouvait l’entendre en dehors de l’émetteur miniature : « Evelyn Hall, arrivée la semaine dernière. Dossier, je vous prie. »

À peine eut-il fait quatre pas que la pastille réceptrice microscopique implantée derrière son oreille se mit à grésiller : « Evelyn L. Hall. Vingt-six ans. Née à Londres-Métropole. Études dans divers établissements d’État du grand Londres. Sortie de l’université polytechnique de Plymouth. Diplômée de l’école de journalisme. Documentaliste, puis reporter à l’International News Syndicate. Terminé pour la vie professionnelle. Mensurations… »

David coupa l’ordinateur d’un nouveau coup de langue. Les renseignements d’état civil ne l’intéressaient pas. Il lui suffisait de la voir. Elle était presque aussi grande que lui – un mètre soixante-quinze – et on devinait à sa silhouette épanouie et bien étoffée qu’elle menait un combat constant contre les kilos. Ses cheveux couleur de miel qui flottaient sur ses épaules étaient maintenant en bataille. Des yeux d’aigue-marine pétillants, intelligents, inquisiteurs. Et une jolie frimousse. Sans ce regard scrutateur, toujours en mouvement, elle aurait ressemblé à une enfant innocente. Mais, vraiment, elle était jolie. Un visage vulnérable, presque fragile.

— On aurait dû m’avertir qu’il faudrait faire de l’alpinisme, ronchonna-t-elle.

David éclata de rire.

— Allons ! Ce n’est pas une montagne. On n’en a pas construit de ce côté de la colonie. Cela dit, si vous tenez vraiment à faire de la varappe…

— Il ne manquerait plus que ça ! s’exclama-t-elle en repoussant les mèches emmêlées qui lui tombaient dans les yeux.

Son tailleur était fichu. Plein de taches d’herbe, imbibé de sueur. Quel salaud, ce Cobb ! Parce que tout ça, ç’avait été l’idée du « maire » d’Île Un.

— Il faut absolument que vous voyez la colonie, avait tonitrué la vieille baderne comme s’il haranguait les foules. Que vous la voyez réellement, je veux dire. Vous allez la sillonner, la sentir. Je vous trouverai un guide…

Si c’est de cette façon qu’il traite tous les nouveaux, c’est un miracle qu’il y ait des gens qui décident quand même de s’installer ici à demeure. À moins… à moins que je n’aie droit à des attentions particulières parce qu’il se doute de la raison de ma présence ? Evelyn prenait conscience pour la première fois de sa vie qu’une enquête journalistique pouvait être non seulement dangereuse mais aussi affreusement fatigante.

Elle suivait en tirant la jambe l’homme des bois musclé qui l’entraînait par monts et par vaux, à travers les forêts coupées de ruisseaux. Ses vêtements étaient dans un triste état, ses souliers bons pour la réforme, elle avait des ampoules, son sac cognait contre sa hanche et son irritation grandissait à chaque pas.

— On va bientôt arriver. (La gaieté de David ne faisait que l’exaspérer davantage.) Vous ne vous sentez pas plus légère ? La gravité dégringole très rapidement, ici.

— Non.

Elle ne se sentait pas assez sûre d’elle-même pour être plus explicite. Si elle lui disait ce qu’elle pensait réellement de ce bled, ils la réexpédieraient tambour battant sur la Terre par la première navette.

David marchait maintenant à sa hauteur. Le terrain s’était considérablement aplani et la progression était quand même moins pénible. Des buissons de la taille d’un homme poussaient de part et d’autre du sentier, pleins de fleurs énormes, grosses comme des citrouilles, qui éclataient de tous leurs rouges, de tous leurs orange, de tous leurs jaunes.

— Qu’est-ce que c’est que ces fleurs ?

La respiration d’Evelyn était redevenue presque normale. David plissa le front. Il émit un claquement de langue, les yeux fixés sur les fleurs.

Comme cicérone, il se pose un peu là ! Il me fait faire la visite guidée grand luxe et il ne sait même pas…

— C’est une forme mutante de l’Hydrangea commune, dit David en penchant curieusement la tête de côté comme s’il répétait les paroles de quelqu’un. H. macrophylla murphiensis. L’un des généticiens des premiers temps de la colonie dont le violon d’Ingres était la botanique a essayé d’inventer une nouvelle souche de fleurs de prestige qui n’auraient pas seulement des couleurs spectaculaires et inédites mais seraient aussi auto-pollinisantes. Il n’a que trop bien réussi dans son entreprise : pendant plus de trois ans, ses hydrangeas modifiées ont menacé d’envahir les terres arables de la colonie. Grâce à une équipe spéciale de biochimistes et de biologistes moléculaires, on est parvenu à confiner l’espèce en altitude à la pointe extrême du cylindre principal.

Il récite ça comme un robot, se dit Evelyn.

David lui sourit et reprit sur un ton plus normal :

— Le jardinier amateur en question ne s’appelait d’ailleurs pas Murphy, à propos. Il n’a pas voulu que la nouvelle variation porte son nom et le Dr Cobb a baptisé cette plante d’après la loi de Murphy.

— La loi de Murphy ?

— Personne ne vous l’a expliquée ? « Si quelque chose doit mal tourner, ça tournera mal. » C’est cela, la loi de Murphy. Et, ajouta David d’une voix plus grave, c’est la première et la plus importante des règles qui régissent notre existence, ici. Si vous décidez de vous installer définitivement dans la colonie, rappelez-vous la loi de Murphy. Elle peut vous sauver la vie.

— Si je décide de m’installer ? répéta Evelyn. Parce que vous en doutez ? Enfin quoi ! on m’a admise comme résidente permanente, oui ou non ?

— Bien entendu, répliqua David avec toutes les apparences de la surprise et de l’innocence. Ce n’était qu’une manière de parler.

Il n’empêche qu’Evelyn s’interrogea : Qu’est-ce qu’il sait exactement ?

Ils se remirent en marche entre la double muraille de fleurs resplendissantes. Elles n’avaient pas beaucoup de parfum mais c’était autre chose qui tracassait Evelyn… quelque chose qui manquait.

— Il n’y a pas d’insectes !

— Pardon ?

— On n’entend pas de bourdonnements d’insectes.

— Les insectes sont rares à cette altitude. Nous avons des abeilles dans les champs cultivés, évidemment, mais nous n’avons pas ménagé notre peine pour ne pas être infestés par les nuisibles – les mouches, les moustiques porteurs de maladies. Il y a dans les profondeurs du sol des vers de terre, des scarabées et tout ce qui est nécessaire pour l’enrichir et maintenir sa fertilité, évidemment. Il faut beaucoup de bestioles pour que la terre soit féconde. Il ne suffit pas de faire de l’épandage avec la poussière lunaire. La Lune est stérile, c’est un astre mort.

— Il y a longtemps que vous habitez ici ? s’enquit Evelyn.

— J’ai passé toute ma vie sur la colonie.

— Vraiment ? Vous y êtes né ?

— J’y ai passé toute ma vie, répéta David.

Evelyn tressaillit imperceptiblement. C’est bien lui !

— Et ils vous ont affecté aux R.P. ?

— R.P. ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Les relations publiques. Est-ce que vous ne savez pas…

— Ah bon ! (David lui sourit.) Non, je ne fais pas partie de la section relations publiques. D’ailleurs, il n’en existe pas en dehors du Dr Cobb lui-même.

— Alors, votre rôle consiste uniquement à servir de guide aux nouveaux venus ?

— Non. Je suis prévisionniste… enfin, j’essaye de l’être.

— Prévisionniste ? Au nom du ciel, qu’est-ce que c’est que ce métier ?

Mais elle cessa brusquement de penser à sa question. Ils venaient de négocier le dernier tournant du sentier et le panorama qui s’offrait soudain à sa vue lui coupait le souffle.

Ils étaient au sommet d’une haute colline. À cette altitude, il aurait dû y avoir du vent, mais s’il y en avait, Evelyn ne le sentait pas. Son regard embrassait toute l’étendue de la colonie.

Île Un.

Des terres fertiles, des successions de reliefs boisés, des ruisseaux sinueux, des clairières herbues, de petits bois, des bâtiments éparpillés ici et là, des lacs bleus miroitant au soleil. Evelyn avait presque l’impression qu’elle tombait, que le décor verdoyant qui s’étendait à perte de vue était un aimant qui l’attirait. Très loin, le paysage se confondait avec la brume. Elle distinguait le bouquet de tours d’un village, les voiles blanches de bateaux qui sillonnaient le plus grand des lacs. Là, un pont délicat enjambait une rivière, plus loin des ailes diaphane tournoyaient doucement dans l’air limpide. Dans les lointains bleutés s’étiraient des champs géométriques.

Elle savait qu’Île Un était un gigantesque cylindre flottant dans l’espace. Elle savait qu’elle se trouvait à l’intérieur d’un immense tuyau. Elle se rappelait le briefing qu’elle avait subi et les chiffres tourbillonnaient dans sa tête. La colonie mesurait vingt kilomètres de long sur quatre de large. Le cylindre effectuait une rotation complète toutes les quelques minutes afin de maintenir une pesanteur artificielle équivalente à la gravité de la Terre. Mais les chiffres ne voulaient rien dire. C’était trop grand, trop vaste, trop colossal. C’était… oui, c’était un monde, une terre riche et fertile, une oasis de beauté et de paix qui défiait toutes les tentatives que l’on pouvait faire pour la mesurer et lui assigner des limites.

Un monde de plein droit ! Vert, où l’œil respirait, un monde vibrant d’espoir où l’on avait la place de marcher, de remplir ses poumons d’air pur, de jouer, comme autrefois en Cornouailles et dans le Devon quand les gris tentacules des mégalopoles n’avaient pas encore envahi les collines verdoyantes.

Evelyn s’aperçut qu’elle tremblait. Il n’y a pas d’horizon ! Le sol s’incurvait vers le haut, c’était vertigineux. Il s’élevait, s’élevait ! Elle leva la tête et vit au-dessus d’elle que la terre continuait au-delà du ciel bleuté émaillé de nuages. C’était un monde interne. Elle vacilla sur ses jambes.

De longues et éclatantes zébrures de lumière sabraient la verte étendue. C’étaient les fenêtres solaires. Faites d’un verre renforcé à l’acier qui concentrait la lumière du soleil réfléchie par les miroirs titanesques installés à l’extérieur de l’énorme corps tubulaire de la colonie, elles étaient réparties à intervalles réguliers le long du cylindre.

C’était trop phénoménal pour avoir un sens. Les collines, les arbres, les fermes, les villages qui montaient à l’assaut du ciel, qui escaladaient le zénith, qui l’enveloppaient en formant un cercle parfait, ces champs verdoyants, ces fenêtres éblouissantes, et d’autres champs, encore, qui se perdaient dans l’azur brouillé…

Elle sentit le bras de David autour de ses épaules.

— Vous avez eu un coup de vertige. J’ai eu peur que vous ne tombiez.

— C’est… c’est quand même assez stupéfiant, vous ne trouvez pas ? murmura-t-elle avec gratitude, d’une voix faible.

Il opina et lui sourit. D’un seul coup, Evelyn retrouva sa colère. Non, pas vous ! Cela ne vous stupéfie pas ! Ce spectacle, vous en avez l’habitude depuis que vous êtes venu au monde. Vous n’avez jamais eu à vous battre pour vous insérer dans une file d’attente ou à mettre un masque uniquement pour traverser une rue en restant en vie…

— C’est vrai que c’est un panorama qui vous secoue, dit David aussi calmement que s’il lisait un bulletin météorologique. Aucune image au monde ne peut vous préparer à cette réalité.

Evelyn se surprit à pouffer.

— Christophe Colomb ! Cela l’aurait rendu fou ! Il a déjà eu assez de peine à faire admettre aux gens que la Terre était ronde. S’il avait vu ce… ce monde… Tout est inversé !

— Si vous voulez voir des gens se tenir debout à l’envers, j’ai un télescope chez moi.

— Oh non ! Je ne suis pas encore mûre pour cela.

Ils se tenaient au faîte d’une colline escarpée. Le silence était fantasmagorique. Pas le moindre pépiement d’oiseaux. Pas de camions grondant sur une proche autoroute. Evelyn se força à lever à nouveau les yeux, à regarder le sol qui s’incurvait au-dessus d’elle, à se convaincre qu’elle était à l’intérieur d’un cylindre dû à la main de l’homme, à un tube géant de plus de vingt kilomètres de long suspendu dans l’espace à quatre cent mille kilomètres de la Terre, dessiné par des paysagistes, rempli d’air, un paradis mécanique abritant une élite composée de quelques gens très riches alors que des milliards d’êtres croupissaient dans la misère sur la vieille Terre à bout de souffle, surpeuplée.

— Aimeriez-vous connaître d’autres données sur la colonie ? lui proposa David. Elle a pratiquement la même longueur que l’île de Manhattan mais comme nous pouvons utiliser la quasi-totalité de l’enveloppe interne du cylindre, nous disposons, en réalité, d’une surface plus de quatre fois supérieure à celle de Manhattan…

— Et une population de cent fois inférieure à celle de Manhattan !

Si la réplique avait irrité David, il n’en laissa rien paraître.

— L’un des avantages de la colonie, c’est justement la faible densité de sa population, enchaîna-t-il comme si de rien n’était. Nous n’avons aucune envie de nous retrouver enlisés et étranglés comme c’est le cas des villes de la Terre.

— Que savez-vous des villes de la Terre ?

— Sans doute pas grand-chose, répondit David avec un haussement d’épaules.

Ils se turent à nouveau. Evelyn se retourna pour contempler une fois encore le paysage. Toute cette immensité ! Ils pourraient loger un million de personnes. Et plus encore.

Finalement, David lui tendit la main.

— Venez. Ça a été une rude journée pour vous. On va se rafraîchir et se reposer.

Elle le dévisagea. Après tout, il est peut-être humain. Elle ne put s’empêcher de lui sourire.

— Par là, fit-il en désignant du doigt un autre sentier qui se tortillait et disparaissait au milieu des arbres.

— Il va encore falloir grimper ?

Il s’esclaffa.

— Non, c’est à deux pas et, la plupart du temps, on descendra. Si vous voulez, vous pouvez ôter vos chaussures.

Evelyn, dont les pieds étaient endoloris, retira ses souliers avec satisfaction et les accrocha par les talons à la courroie de son sac. L’herbe était fraîche et soyeuse. Ce sentier était, lui aussi, bordé de ces étranges buissons d’hydrangeas aux couleurs somptueuses. Ils suivirent un ruisseau qui dévalait en direction de la forêt qu’ils avaient traversée tout à l’heure en montant.

Elle s’est sérieusement égratigné l’épaule, se dit David dans son for intérieur. Évidemment, elle n’était pas entraînée pour une course pareille. Cobb nous a pris de court, tous les deux. Avec lui, il y a toujours des surprises.

Soudain, il revit l’expression d’Evelyn quand elle avait vu pour la première fois la colonie tout entière se déployer sous ses yeux. La récompense valait bien l’effort. Son étonnement, son émerveillement, son éblouissement… Oui, cela valait bien qu’il eût lâché son travail pour une journée. Mais pourquoi Cobb m’a-t-il fait jouer les guides ? J’étais presque sur le point d’avoir une vue d’ensemble, de comprendre où tout cela aboutit… et il m’oblige à perdre une journée à me promener dans les bois.

Evelyn observait le jeune homme à la dérobée. Il paraissait parfaitement détendu, parfaitement sûr de lui. Elle aurait voulu lui faire un croche-pied ou glisser un ver de terre dans sa chemise rien que pour voir comment il réagirait.

Il ne pense pas que ça en vaille la peine, méditait David. Il n’a jamais eu beaucoup d’estime pour le prévisionnisme mais c’est la première fois qu’il s’immisce dans mon travail. Pourquoi maintenant, alors que je suis presque arrivé à débrouiller l’écheveau des corrélations fondamentales ? Est-ce qu’il craint que je découvre quelque chose qu’il ne veut pas que j’apprenne ?

Maintenant, les arbres étaient davantage espacés. C’étaient surtout des pins avec, ici et là, quelques bouleaux au tronc argenté. Un parfum de résine imprégnait l’air. De temps en temps, des rochers gris et grêlés affleuraient à travers l’herbe épaisse. Quelques-uns arrivaient presque à hauteur d’épaule bien que la plupart fussent de dimension beaucoup plus modeste.

— Ils ont un drôle d’air, ces rochers.

— Comment ? fit David, brusquement interrompu dans ses réflexions.

— Les rochers… ils sont bizarres.

— Ils viennent de la Lune.

— Mais toute la colonie est faite de matériaux lunaires, n’est-ce pas ?

— En effet, jusqu’au moindre gramme. Depuis la coque extérieure jusqu’à l’air que nous respirons, tout provient de la surface de la Lune. Le minerai que nous en ramenons est raffiné dans nos fonderies. Mais ces rochers n’ont subi aucun traitement. Les paysagistes ont pensé que cela donnerait un intérêt supplémentaire au paysage.

— C’étaient sûrement des Japonais.

— Comment le savez-vous ?

Evelyn se mit à rire et secoua la tête. Quinze pour moi !

— Eh bien, nous sommes arrivés, annonça David quelques instants plus tard.

— Où ça ?

— Chez moi. (Il écarta les bras et pivota sur lui-même.) C’est ici que j’habite.

— Vous vivez en plein air ?

Ils étaient devant une large mare où le ruisseau qu’ils avaient suivi se déversait avant de reprendre sa course et de dévaler dans la forêt. Les pins et les bouleaux s’arrêtaient un peu plus loin. Le sol était tapissé d’herbes et de fougères et, ici et là, on voyait se hérisser les mêmes roches grises. L’une d’elles, énorme, beaucoup plus haute que lui, se dressait à droite de David. Il tendit la main vers elle.

— Voici ma maison. Elle est en plastique et conçue pour avoir l’air d’un rocher. Ce n’est pas très grand à l’intérieur mais je n’ai pas besoin de beaucoup de place.

Le salaud ! Il m’a conduite chez lui !

Se méprenant sur l’expression d’Evelyn, David poursuivit :

— Évidemment, je passe beaucoup de temps dehors. Pourquoi pas ? Quand il pleut, on est prévenu deux jours à l’avance. La température ne descend jamais au-dessous de quinze degrés centigrades… presque soixante degrés Fahrenheit.

— Nous utilisons l’échelle Celsius, répliqua Evelyn sur un ton acariâtre. Vous dormez à la belle étoile ? demanda-t-elle, sceptique.

— Cela m’arrive, mais rarement. Nous ne sommes pas des Néandertals.

Oui ! Et je parie que ton lit est assez large pour deux, pas vrai ?

— Un bon bain pour vous détendre, ça ne vous tenterait pas ? Je vais mettre vos vêtements dans le nettoyeur et vous préparer un verre.

Evelyn évalua rapidement les probabilités. Se prélasser dans un bon bain chaud… c’était une occasion à ne pas manquer. Jamais ses pieds à vif ne lui pardonneraient de la laisser passer.

— Un bain, oui, ça me paraît être une riche idée.

Après, quand j’aurai récupéré mes vêtements, on pourra toujours voir pour le verre. Une soudaine crampe d’estomac vint à point pour lui rappeler que son dernier repas se perdait dans la nuit des temps.

David lui fit faire le tour du rocher factice. La porte en plastique était si bien camouflée qu’il fallait beaucoup d’attention pour distinguer le rectangle mince comme un cheveu qui la délimitait.

C’était une garçonnière de célibataire. D’épais tapis d’un rouge ardent. Les murs incurvés étaient couleur crème. Pas de fenêtres mais deux écrans pour le moment opaques au-dessus du bureau installé à côté de la porte. Le centre de la pièce était occupé par une cheminée ouverte surmontée d’une hotte. Rouge à l’extérieur, elle était couverte de suie à l’intérieur. Un peu plus loin, un lit bas grand format.

Ah, ah ! se dit Evelyn. À suspension hydraulique, en plus !

Un coin cuisine strictement utilitaire, une petite table ronde flanquée de deux chaises et quelques poufs orientaux éparpillés un peu partout. Pas d’autre meuble. C’était net et propre mais austère. Tout était parfaitement rangé. Comme ses dents, l’animal ! Pas un seul livre, pas le moindre papier qui traînait.

David s’approcha du lit et posa sa main sur le mur. Une porte s’ouvrit, révélant un placard. Il en sortit un ample peignoir gris et le lança à Evelyn qui le rattrapa avec adresse.

— La salle d’eau est par là, dit-il en désignant une autre porte quasiment invisible. Balancez-y vos vêtements. Je les mettrai dans le nettoyeur.

Evelyn opina et entra dans la salle d’eau. David se dirigea vers le coin cuisine. Pourquoi est-elle aussi nerveuse ? se demanda-t-il en ouvrant le meuble de rangement encastré au-dessus de l’évier.

La porte se rouvrit, Evelyn surgit, l’air furibond.

— Il n’y a pas de baignoire ! Il n’y a pas de douche ! Rien !

David la regarda fixement.

— Vous n’allez pas vous baigner dans les toilettes ! Il y a la mare pour cela.

— Quoi ?

— Pour se récurer, on se sert du vibrateur, lui expliqua-t-il avec agacement. Ce truc en métal avec un flexible accroché au mur. La crasse est extirpée et aspirée par infrasons. On emploie le même système pour nettoyer les vêtements. (Il tapota le nettoyeur installé sous l’évier.) L’eau est trop précieuse pour être gaspillée.

— Il y avait des baignoires et des douches dans mon pavillon.

— C’était le pavillon de quarantaine. Ce matin, on vous a attribué un logement permanent et, là, il n’y a ni baignoire ni douche, vous verrez.

— Mais vous avez parlé d’un bain…, protesta Evelyn.

— Oui, dans la mare. Une fois que vous serez propre.

— Je n’ai pas de maillot.

— Moi non plus. Personne ne sera là pour nous épier. Mon voisin le plus proche demeure à cinq kilomètres.

L’expression d’Evelyn se durcit.

— Et vous ?

— J’ai déjà vu des femmes nues. Et vous avez sans doute déjà vu des hommes nus, vous aussi.

— Moi, vous ne m’avez jamais vue toute nue ! Et je me moque des coutumes tribales en honneur dans votre Éden. Et je n’ai pas de goût pour l’exhibitionnisme !

Une Anglaise bégueule ! C’est bien ma veine !

— Bon, bon, fit à haute voix David sur un ton conciliant. Voilà comment nous allons procéder. Vous allez me passer vos vêtements par l’entrebâillement de la porte de la salle d’eau…

Elle avait l’air aussi méfiant que le Dr Coob quand une délégation terrienne se présentait dans l’intention d’« inspecter » la colonie…

— Et je les mettrai dans le nettoyeur. Après, je sortirai et je plongerai dans la mare.

— Tout nu ?

— Si ça peut vous faire plaisir, je garderai mon short. Mais vous me permettrez quand même d’enlever mes bottes, j’espère ? Les types de la protection de l’environnement font une vraie maladie quand on se baigne avec des chaussures pleines de boue.

— D’accord, fit la jeune fille toujours réticente.

— Je me passerai au vibrateur dehors et je piquerai une tête. Quand vous serez prête, vous n’aurez qu’à crier. Je tournerai la tête, je fermerai les yeux, je me boucherai les oreilles et je disparaîtrai sous l’eau. Ça vous va ? Et ensuite, quand vous serez entrée à votre tour dans l’eau et si je ne me suis pas noyé, nous nous octroierons une agréable et réconfortante baignade. L’eau est toujours chaude, vous savez. Et je ne m’approcherai pas à moins de deux cents mètres. Cela vous convient-il ?

Evelyn sentit qu’un sourire lui retroussait les lèvres.

— Cette mare n’a pas deux cents mètres de large.

— Enfin, je ferai de mon mieux.

Il a l’air terriblement sincère !

— Ce n’est pas que j’aie l’intention de faire dans la pudibonderie mais, chez nous, on ne se baigne pas tout nu avec des gens qu’on ne connaît pas.

— À chacun ses coutumes. Ici, tout le monde se baigne nu. Je n’avais pas pensé que cela vous choquerait.

Se sentant un peu gourde mais encore remplie d’appréhension, Evelyn s’enferma dans la salle d’eau et commença à ôter ses vêtements imprégnés de sueur. Est-ce que ce sont ses scrupules ou les miens qui me gênent ?

Mais, finalement, c’était sans importance. Elle était ici pour enquêter et quand elle aurait son papier, elle quitterait l’Île Un. Elle sourit. Ce serait un bien meilleur article si je pouvais voir à quoi il ressemble sans ce short ridicule.